20 mar 2006 |
[laconscience] interview de
Si Ahmed Manaï en ce 20 mars... |
à l'occasion du 50° anniversaire de l'indépendance tunisienne, nos
amis d'El Khadra ont posé quelques queltions à Si Ahmed ManaÏ. Voici
questions et réponses (publiées ici avec l'aimable autorisation des
administrateurs de El Khadra)
Q : Que représente cette date du vingt mars pour vous
en tant que patriote tunisien ?
R : Je n'évoquerai pas l'émotion collective et
l'enivrement général qui ont saisi tout un peuple à la
proclamation de l'indépendance, il y a cinquante ans,
parce que cela m'attriste profondément et m'incite à
verser de chaudes larmes, au vu des tristes réalités
d'aujourd'hui.
Le 20 mars 1956, il a semblé à nos parents et aux
jeunes de ma génération que nous avions libéré notre
pays d'une colonisation de peuplement qui nous a fait
violence et humilié pendant trois quarts de siècle,
qui nous a dépossédé de nos terres, de notre
souveraineté et même de notre humanité. Pour savoir
vraiment ce que représente l'indépendance, il faut
avoir connu et vécu l'état qui l'a précédé, ses
violences physiques et morales, ses affres en tout
genre mais aussi la fierté et l'immense bonheur
d'avoir fait un tant soit peu pour que le rêve
devienne réalité.
Rêve brisé pour beaucoup et transformé en cauchemar
pour certains, puisque cinquante après, la dépouille
d'un exilé tunisien, décédé à l'étranger, a dû
attendre trois semaines dans une morgue parisienne
avant d'être admise à être enterrée dans son
pays; qu'un autre Tunisien, qui ne revendique pour
lui, dans sa patrie, que l'emplacement où il sera
enterré, soit contraint de négocier sa capitulation,
pour pouvoir rentrer chez lui, revoir les vivants et
faire une prière sur les morts et que tous les ans,
par milliers, les Tunisiens fuient le pays, souvent au
prix de leur vie, pour respirer et essayer de vivre !
Les dates commémoratives, qui sont honorables et
naturelles pour chaque peuple qui se respecte, ne
croyez-vous pas qu'elles servent aujourd'hui plus que
jamais à la propagande de la dictature pour endormir
la société, comme pour le « leurre » de l'affaire des
caricatures du prophète Muhammad SAW ?
R : Certes la dictature se sert de ces dates et les
commémore avec éclat pour se refaire une virginité et
pour mobiliser autour de leurs thèmes. Mais le régime
actuel ne peut tromper personne, puisqu'il est
complètement étranger à la lutte de libération et à
l'indépendance. Il n'y a aucun responsable du RCD, y
compris Hamed Karoui, le plus vieux d'entre eux, dont
le nom soit mêlé de près ou de loin à cette époque. Et
c'est une imposture qu'il se revendique de la lutte
pour l'indépendance, d'autant qu'il a effacé le
souvenir de toutes le figures historiques. C'est tout
simplement un héritier illégitime.
Mais ce n'est pas parce que le thème est exploité par
la dictature que les patriotes doivent s'en détourner.
Ils ont eux aussi, le droit et le devoir de commémorer
ces dates, à leur façon, parce que nous sommes à un
moment crucial de notre histoire. Nous sommes en train
de perdre lentement mais sûrement notre souveraineté
nationale et de renouer avec la décennie qui a précédé
le protectorat. Nous sommes aussi à un moment crucial
de l'histoire du monde, parce que le colonialisme est
de retour. Quand les anglo-américains se lancent dans
la conquête du monde et qu'une ancienne puissance
coloniale, la France, tente de réhabiliter son œuvre
coloniale, il y a péril dans la demeure. Quand on voit
ce qui se passe plus largement dans l'aire arabo-
musulmane, le ventre mou du monde, les tentatives de
déstabilisation des régimes, certes pourris, de
démantèlement des pays et d'émiettement des sociétés,
au nom de la démocratie, de la liberté et de la
libéralisation économique, il faut se poser des
questions.
Pour moi et d'autres, le combat pour la démocratie et
la liberté ne doit pas être mené séparément de celui
de la consolidation de l'indépendance et de
l'affirmation de la souveraineté nationale.
La Tunisie n'est pas « l'échantillon archétypique de
l'État importé » comme l'écrivait un jeune chercheur
de l'opposition il y a un an, mais c'est un Etat, né
il y a au moins trois siècles, avec la dynastie
husseinite, dont le développement et l'accomplissement
ont été perturbés.
Q : La conquête de l'opinion, de la rue pour la
désobéissance civile, les grèves, les manifestations,
le refus d'accepter les diktats de la dictature, sa
marginalisation à tous les niveaux etc..., pensez-vous
que cette façon de procéder qui est quand même
l'__expression d'un haut degré civilisateur, d'un grand
courage, d'un sens du sacrifice transcendantal aux
antipodes de l'attentisme actuel qui semble donner une
image résignée de la Tunisie, et aussi désigner les
limites de ce qu'un peuple civilisé peut supporter,
pense que cette façon de lutter est dans la culture
des Tunisiens ?
R : Je vais vous faire une confidence. Au début de
l'été 1998, un universitaire allemand qui avait
enseigné longtemps en Tunisie et qui devait y
retourner en touriste, avait demandé à me rencontrer
et j'ai répondu à son invitation. Nous avions discuté
pendant des heures de la situation en Tunisie et au
Maghreb puis on s'est quittés avec la promesse de nous
revoir dès son retour de Tunisie. Ce qui fut fait deux
mois après. Au cours de cette deuxième rencontre, il
m'avait fait une analyse très correcte de la
situation, tenant en deux points. Le premier est que
s'il y avait un jour une manifestation à Tunis de
mille ou de deux milles personnes, les forces de
police n'hésiteraient pas à tirer sur les manifestants
et faire de nombreux morts et blessés, mais que si le
lendemain, les manifestants revenaient à la charge,
ce serait la chute assurée du régime. Le deuxième
point est qu'il n'y avait aucun parti ou organisation
politique ou syndicale capable de faire descendre une
centaine de personnes dans la rue.
Nous l'avons tous constaté au cours de ces dernières
années, alors que les Tunisiens avaient de multiples
occasions de manifester leur ras-le-bol et de s'en
prendre au pouvoir.
Je crois qu'il faut être plein d'espoir et de
patience. L'alchimie de la réflexion, de
l'approfondissement dans la douleur commence déjà à
opérer dans le peuple. De l'épreuve de la répression,
de ses morts, de ses humiliés, et surtout de cette
grande paupérisation résultant d'une libéralisation
débridée et des limites du consumérisme, sortira un
jour, un peuple plus fort. On a tout misé et attendu
jusqu'ici des ONG et des partis, alors qu'il fallait
être à l'écoute des gens dans leur cadre de vie, au
quotidien : le village, le quartier, l'usine, pour se
rendre compte que ça bouge. Que chacun essaie de faire
l'inventaire des petites actions de résistance ou de
contestation dans son propre village ou quartier, au
cours d'une période donnée et l'on se rendra compte
que les Tunisiens ne sont pas résignés mais que leurs
priorités et leur agenda ne coïncident pas avec ceux
de leurs politiques ! Un ami m'a envoyé un document
d'une valeur inestimable : Yaoumilletou Karia :
Chronique d'un village qui s'étend sur 10 ans !!! Nul
doute que c'est là que se préparent les
transformations d'une société.
Ce ton apparemment résigné, ne doit pas décourager et
encore moins empêcher les activistes politiques et
associatifs de continuer leur œuvre. Mais ce ne sont
pas eux, leurs appels et leurs mots d'ordre lancés de
l'étranger, qui feront descendre les gens dans la rue.
Le Muezzin appelle à la prière cinq fois par jour,
mais seuls les croyants convaincus y répondent et
encore, il y a quelques années, des jeunes croyants
s'interdisaient de prier à la mosquée de peur d'être
fichés ou poursuivis.
Q : Beaucoup de Tunisiens, surtout parmi les jeunes,
pratiquent une résistance et une révolte
individualiste et totalement désorganisée, qui par le
refus de participer aux rares actions de l'opposition,
qui par la fuite à l'étranger coûte que coûte, même au
prix de sa vie ou par l'aliénation, qui par une sorte
de nihilisme criminel à s'intégrer dans les logiques de
la dictature, qui par l'oisiveté et le renoncement,
qui par la débrouille et les prébendes etc… Que
conseillez-vous à ces Tunisiens qui sont en fait la
majorité des victimes du système ?
R : Accrochez-vous au pays, à tout prix. « Il n'y a
pas plus douloureux que la perte d'une patrie ».
Q : Vous avez déclaré que les opposants démocratiques
doivent dialoguer avec l'islam politique qui est une
réalité en Tunisie, le fait que les caciques d'ENNAHDA
s'affichent avec les leaders du bloc démocratique
est-il une preuve irréfutable de leur nouvel état
d'esprit?
R : Chacun est libre de choisir le drapeau sous lequel
il mène son combat. Mais il ne suffit pas de
s'autoproclamer démocrate pour être crû sur parole.
Les gens qui se réclament de ce bloc ont chacun un
itinéraire intellectuel et politique. Ils ont été
marxistes- léninistes- trotskistes maoïstes,
bâathistes, progressistes de gauche, c'est-à-dire les
tenants d'idéologies totalitaires qui ont à leur
compte de nombreux génocides à travers l'histoire,
dans une multitude de pays.
Je n'ai pas souvenir que l'un d'entre eux ait pris la
peine d'expliquer à ses compatriotes, comment et quand
il a fait sa mutation et s'est transformé en
démocrate. A l'exception d'un seul, feu Ahmed Ben
Othman, un ancien de « Perspectives tunisiennes », qui a eu
l'honnêteté de reconnaître, quelques années avant sa
mort, « qu'il avait milité pour l'établissement d'un
régime plus totalitaire que celui qu'il combattait ».
Le dialogue auquel j'avais appelé et qui aurait dû
précéder les rapprochements ou les alliances
politiques, tactiques ou stratégiques, est plutôt
d'ordre intellectuel et théorique, tel que par exemple
la place de l'islam dans la cité et son rapport à
l'Etat, source de graves malentendus. Ceci dit, leur
rencontre sur des actions ponctuelles peut leur
permettre de se connaître un peu plus, de créer un
climat de confiance entre eux et de mettre fin à leur
guerre idéologique. Mais à lire les écrits des uns et
des autres, j'ai l'impression que celle-ci continuera
comme si de rien n'était.
Un autre dialogue aurait été plus prometteur, c'est
celui qui aurait dû se faire entre activistes du même
bord, de la même famille idéologique. Cela aurait pu
aboutir à la formation de blocs politiques homogènes,
plus forts, capables de résister à l'usure du temps et
aux facteurs de dissension.
Q : Croyez vous que des hommes comme Messieurs
Ghannouchi ou Hamma Hammami, puissent renoncer aux
énoncés fondamentaux de leur idéologies, et
définitivement, ou ne s'agit-il pas, comme le disent
beaucoup parmi ceux qui vous reprochent votre esprit
de synthèse, votre pragmatisme et votre intégrité, que
ce n'est que de la naïveté, une illusion et une
certaine forme de Taqqiya, de stratégie et de réflexes
tactiques qui guident ces derniers ?
R : Avant de répondre à cette question, je suis allé
sur le site Albadil et j'ai lu, en résumé, que le PCOT
« est toujours attaché à la lutte des classes qui doit
aboutir à la dictature du prolétariat et agit toujours
pour le démantèlement de l'Etat néocolonial bourgeois
», ce à quoi ont renoncé depuis deux décennies de
nombreux partis communistes, et « lutte contre
beaucoup de choses et notamment l'islamisme ». Cela a
le mérite de la clarté.
Ce qui n'est pas toujours le cas d'Ennahdha qui n'a
pas réussi, au cours de ses 25 ans d'existence
officielle, à élaborer un discours politique clair,
continuant à balancer entre « le tout-religieux et le
tout-politique ».
A mon humble avis, aucun des deux ne renoncera aux «
fondamentaux de son idéologie », parce que l'un et
l'autre sont avant tout des idéologues et leur
rencontre ne peut durer que le temps d'une campagne !
Q : Sincèrement, croyez vous que Gannouchi et son
dernier cercle de prétoriens sont encore
représentatifs de l'islam politique tunisien ?
R : Je me contente de vous reproduire un extrait de la
réponse que j'avais donnée en novembre 1992 à Jean
Dabaghy du magazine Arabies : « Le mouvement de Rached
Ghannouchi n'a plus le choix : soit il se transforme
en groupuscule sans aucune emprise sur la réalité
politique du pays, soit il disparaît pour devenir un
mythe. En effet, Ennahdha connaît une hémorragie grave
dans ses rangs. A l'intérieur du pays, outre
l'emprisonnement de ses cadres les plus actifs et les
plus influents, beaucoup de militants et de cadres
intermédiaires ont préféré la rupture, alors qu'à
l'extérieur, en particulier en France, les cadres ont
soit démissionné, soit gelé leurs activités, tandis
que d'autres ont, malgré eux, maintenu un semblant de
présence pour pouvoir survivre économiquement. Le
malaise est général car une grande partie des
militants demande des comptes et un examen approfondi
des raisons de l'échec de la stratégie du mouvement.
Ils réclament surtout un débat politique et
idéologique, ce qui n'a jamais été le fort d'Ennahdha
»…« Les profondes divergences qui secouent
actuellement le mouvement s'articulent autour de la
nécessité ou non d'une analyse critique de la période
précédente. Ainsi, les détracteurs de Rached
Ghannouchi posent-ils clairement la question de la
responsabilité du déclenchement des hostilités à
l'égard du pouvoir. L'accusé principal est la
direction clandestine, laquelle avait pris la
décision, au lendemain des législatives de 1989, de
renverser le régime par la force, avec pour unique
justification que le pouvoir avait fermé la porte au
dialogue…. ……….». Arabies : page 25, novembre 1992,
Paris.
Ceci dit, on peut tout imaginer. Le jour où Cheikh
Abdel Aziz Thaalbi, quittait la Tunisie pour l'exil,
en novembre 1923, douze personnes, douze exactement,
l'accompagnèrent au port de Tunis. A son retour,
quinze ans après, en juillet 1937, il était acclamé et
fêté par une foule évaluée à 30 000 personnes, du port
à Bab Souika (Le Petit Matin du 9 juillet 1937, p.2,
in Mohamed TURKI : Abdel Aziz Laroui, témoin de son
temps, Tunis 1988).
Pourquoi cette réponse centrée sur Ennahdha et Rached
Ghannouchi ? Parce que le mouvement islamique a été
réduit à la composante Ennahdha, certes la plus
importante, il y a une quinzaine d'années et, cette
dernière, à son chef, alors qu'en réalité, la mouvance
islamique est historiquement antérieure au MTI/
Ennahdha, beaucoup plus vaste, plus diversifiée par
ses idées et plus riche par ses hommes.
En fait, le MTI puis Ennahdha après, ont tout fait
depuis 25 ans, pour combattre toute forme de diversité
dans la mouvance islamique. Je me souviens de la
campagne de dénigrement menée dans les années 80,
contre l'équipe 15/21 et leurs anciens frères Hamida
Ennifer et Salah Eddine Jourchi…Cela continue et va
jusqu'à la négation de réalités toutes simples. Ainsi,
17 ans après les élections législatives de 1989,
auxquelles des listes indépendantes, soutenues par
Ennahdha, avaient participé et obtenu près de 20% des
voix, Rached Ghannouchi écrit récemment sur
aljazeera.net, que « Ennahdha avait obtenu au cours
des ces élections 80% des voix ». Rien que ça, avec
des candidats subalternes et sans ses chefs
historiques, lui-même, Cheikh Abdel Fettah Mourou,
Hammadi Jebali et j'en passe. Mais alors comment, avec
80% des voix, ce qui représentait 3 millions de
Tunisiens, le Cheikh n'avait pas fait soulever les
foules et abattu légitimement le pouvoir, se
contentant d'un communiqué de protestation contre le
truquage et choisissant de partir en exil !!!
Q : Nous savons tous, que dans tous les courants
politiques de l'opposition tunisienne, d'ENNAHDA et la
masse de ses militants dissidents jusqu'au PCOT en
passant par le CPR, le PDP et même le RCD, la majorité
de ceux qui sont engagés ou sympathisants de ces
mouvements revendiquent une vérité commune :
l'identité arabo- musulmane.
Pensez vous que cette revendication doit être
une condition sine qua non à tout projet politique en
Tunisie ?
R : L'identité arabo- musulmane est une donnée de base
de la société tunisienne depuis des siècles. Elle est le
fondement de notre culture et aucun Tunisien, même
s'il se sent d'origine amazigh ou turque ne la
conteste ou ne la met en doute. La colonisation a
essayé de le faire, mais elle n'y est pas parvenue.
Franchement, je ne vois pas comment elle devrait être
à la base d'un projet politique à moins de vouloir la
figer et d'en faire une icône. L'identité est d'autre
part quelque chose qui évolue dans le temps, enrichit
et s'enrichit de l'apport des autres. Mais le problème
est qu'il y a des gens qui croient avoir pour mission
de défendre « la pureté identitaire », ce qui conduit
souvent à des projets politiques totalitaires. Que
ferons-nous demain de l'apport culturel des émigrés
tunisiens des deuxième et troisième génération,
Français, Suisses, Allemands et autres, qui continuent
à se réclamer de l'arabité alors que la plupart du
temps, ils ne parlent pas l'arabe ?
Q : Ne croyez vous pas que pour cette réalité
culturelle, sociale et politique , il est urgent de
pousser les forces de la réforme au-delà des
disciplines des partis, surtout en cette période
d'affrontement avec la dictature et de définir les
stratégies communes ?
R : La culture est pratiquement absente des
préoccupations des partis et je ne crois pas qu'il
soit possible de négocier une stratégie culturelle commune
entre des partis qui n'arrivent pas à se mettre
d'accord sur un programme politique minimum. A ce
niveau, les initiatives personnelles, telles que le
Club Al Jahiz, La Fondation Temimi, le Collège
international de Tunis et d'autres me semblent plus
faciles à réaliser et elles sont plus prometteuses. Il
est néanmoins curieux que de telles initiatives
n'aient pas vu le jour dans les pays d'émigration où
la liberté est totale.
Q : La grève du 18 octobre 2005 avait donné beaucoup
d'espoir, elle a fait la preuve qu'un véritable bloc
démocratique peut s'imposer sur la scène politique
tunisienne, et surtout mobiliser beaucoup d'énergies
supposées antagonistes, ne croyez vous pas que face à
la dictature, nous n'avons que le choix de la voie de
la cohérence et du rassemblement des forces pour
espérer mobiliser la masse tunisienne
A votre avis, parce qu'il faut parler d'échec dans
la durée, et tout l'après de cette grève l'espoir
assassiné de sa pérennité post SMSI, sa gestion
etc... , à quoi est dû cet échec qui est plus nocif
qu'il ne paraît encore ?
R : Je n'ai jamais soutenu une grève de la faim parce
qu'il me semble que c'est une forme de lutte qui n'est
pas très adaptée à notre culture. Faire la grève de la
faim, c'est se faire violence pour toucher la
conscience de l'adversaire et l'amener à prendre en
compte les revendications du gréviste. En alertant
l'opinion publique, nationale et internationale, le
gréviste s'assure un soutien à ses revendications qui
peut conduire à faire plus de pression sur
l'adversaire, en l'occurrence le pouvoir et Ben Ali en
personne. Or ce que beaucoup de gens ignorent ou
feignent d'ignorer, c'est que Ben Ali n'a jamais cédé
sous la pression et encore moins celle des grévistes
de la faim. Il y a eu des centaines de grèves dans les
prisons, au cours des quinze dernières années,
certaines suivies par des centaines de prisonniers
durant des semaines. Aucune n'avait abouti à faire
avancer une revendication maximaliste, telle que la
libération de l'intéressé. Par contre les grèves
menées pour l'amélioration des conditions carcérales
ont souvent abouti à quelque chose.
Je ne connais pas les détails de l'organisation de la
grève du 18 octobre, mais il me semble qu'il y a eu
trois erreurs d'appréciation. La première est d'avoir
omis de préciser une position claire par rapport à la
tenue du SMSI à Tunis : oui au Smsi parce que c'est un
acquis pour le pays, mais pas dans ces conditions. Le
régime a beaucoup joué sur cette ambiguïté et a
réussi.
La deuxième est d'avoir déclaré la grève ouverte,
c'est-à-dire illimitée et la troisième enfin est
d'avoir réclamé le Smig démocratique, et c'est ainsi
qu'ils n'ont pas eu même le Smag.
La fin de la grève a été plutôt décevante puisque les
grévistes qui pouvaient sortir du pays étaient venus
en Europe. Je crois que s'ils avaient entrepris une
tournée en Tunisie, même dans les conditions
difficiles que nous connaissons tous, ils auraient eu
plus de succès auprès de la population. Maintenant
beaucoup continuent à vivre sur ce rêve.
Ceci dit, je respecte le choix des grévistes et je
salue leur courage. Ils ont fait rêver certains
pendant des semaines, au point de croire qu'il
s'agissait d'une réédition de la révolution de 17
octobre !
Q- Franchement croyez vous à la possible existence
d'un islam politique à la tunisienne, un islam
politique démocratique, institutionnel, légaliste ?
R : Oui sûrement, parce que l'islam continuera pendant
longtemps à constituer une source importante
d'inspiration des projets politiques et sociaux. Mais
un tel projet est à reconstruire entièrement. Il faut
en élaborer les fondements théoriques, avec une
nouvelle vision du rapport de la religion à l'Etat et
à l'exercice de la politique, avec des jeunes et moins
jeunes qui auraient tiré les leçons des échecs passés,
en Tunisie et ailleurs, qui ne se présentent pas tour
à tour comme Mufti, définissant le licite et
l'illicite et comme
homme politique. Le seul modèle pouvant servir aux
Tunisiens dans ce domaine est celui de la Turquie
d'aujourd'hui, avec laquelle nous partageons une
longue histoire et dont les fondements de l'Etat
moderne ne nous sont pas étrangers.
Q : Pensez vous que la société tunisienne, en ce
début de ce millénaire, par rapport au bien- être matériel, la
course à l'avoir au dépens de l'être, l'état sinistré
de pratiquement toutes les sociétés africaines qui
sont quand même notre environnement immédiat, celui
des pays arabes et musulmans, puisse se soucier des
droits civiques et des libertés ?
R : La société tunisienne est profondément atteinte
par le virus du consumérisme. Souvenez-vous : le
premier jour d'ouverture du Carrefour dans la banlieue
de Tunis, une foule évaluée à 50.000 personnes l'avait
pris d'assaut. Les exemples sont multiples et divers.
Mais le phénomène va s'estomper parce que nous n'avons
pas les moyens de l'alimenter. Il y aura des pauses,
des questionnements et des ruptures. Espérons
simplement que cela ne conduise pas à des choix
extrêmes. Mais je crois que toute société perturbée,
comme c'est le cas de la nôtre, parvient au bout d'une
génération, à rétablir une échelle de valeurs dans
laquelle les gens trouvent leur équilibre et la paix
des cœurs. Notre situation n'est pas très différente
de notre environnement géographique et culturel, même
si les Tunisiens ont pris l'habitude de se considérer
comme meilleurs sinon supérieurs aux autres.
Le fléau de la balance retrouvera toujours sa position
de milieu et les gens finiront, pas tous, d'être
sensibles à l'appel de la liberté et de revendiquer
leurs droits civiques.
Q : quelle est votre position en ce qui concerne la
réconciliation nationale ?
R : Je pense que ce qui s'est passé en Tunisie, qui
est abominable, n'est pas de nature à empêcher une
réconciliation nationale. Celle-ci ne peut se faire
aux conditions des victimes à moins que leurs
représentants ne prennent le pouvoir.
J'ai regardé récemment une émission sur Aljazeera
consacrée à la loi d'amnistie générale en Algérie. Ce
que j'ai entendu était tout simplement surréaliste
avec des comparaisons de l'Algérie avec le Maroc et
l'Afrique du Sud. Personne n'a pris la peine de
mentionner que dans ce dernier pays, les victimes
noires de l'apartheid avaient pris le pouvoir mais
qu'au Maroc comme en Algérie, ce sont toujours les
mêmes décideurs qui gouvernent. Ils voulaient tout
simplement se faire une nouvelle virginité. C'est pour
cette raison que les criminels ont accepté d'amnistier
d'autres criminels, de réparer certaines injustices
et de garantir leur propre impunité.
Une réconciliation n'est pas une trêve ou un
armistice entre deux camps, fatigués de se guerroyer,
mais plutôt l'aboutissement d'un cheminement
intellectuel et politique des protagonistes, concluant
à la nécessité de faire la paix. Une paix totale et
durable, dans la société et dans les esprits. Une
réconciliation se prépare et doit être précédée par un
effort de vérité à faire sur les événements de ces
quinze dernières années et sur les responsabilités des
uns et des autres.
Q : La justice devra-t-elle s'exprimer et se
prononcer, à la libération de la Tunisie, sur la période
post-coloniale, la période de plomb ?
R : La période post-coloniale n'est plus du ressort de
la justice. La plupart des victimes et des « criminels »
n'est plus de ce monde et les crimes de torture et de
disparition, ne sont devenus imprescriptibles que tout
récemment. Cette période est le champ d'investigation
de l'historien et c'est à lui de faire son travail de
vérité qui représente une certaine forme de deuil pour
les victimes ou leurs ayants droit.
Q : Sur les tués, les torturés, et ceux qui ont passé
la moitié de leurs existences dans les mouroirs et
sous le joug de l'arbitraire ?
R : Le crime de torture est imprescriptible et ses
victimes pourront toujours demander justice et
réparation. Mais si on veut vraiment une
réconciliation nationale, il faut éviter de s'engager
dans des séries de procès sans fin. Après tout, les
pays de l'Est européen, qui ont connu le stalinisme et
ses horreurs, n'ont pas eu besoin de procès. Ni
l'Espagne, ni le Portugal n'ont eu besoin de passer
par là. Il suffit de quelques procès symboliques,
comme en Argentine, de quelques réparations
matérielles pour les plus démunis et d'excuses
officielles de l'Etat aux victimes, le jour où il y
aura à sa tête un président élu démocratiquement.
Q : Il y eu énormément d'expropriations illégales en
Tunisie et dans tous les domaines. Des
familles ruinées, et d'autres qui se sont enrichies du
jour au lendemain. Y aura-t-il une commission chargée
de rendre justice à tous ces Tunisiens spoliés de
leurs biens ?
R - C'est tout à fait vrai et j'en connais quelque
chose. Je pense que le moment venu, une commission
spéciale, dotée de pouvoirs spéciaux, doit se pencher
sur tous ces problèmes d'expropriations illégales, de
spoliations, parfois de la part de voisins et de
proches.
Mais cela ne peut se faire que sur dossier. Je suis
étonné que les opposants, qui sont souvent des hommes
de droit, rechignent à travailler sur dossier. Il n'y
a pratiquement rien sur la corruption en dehors des
quelques généralités diffusées de temps à autre sur
Internet. J'espère que les victimes des expropriations
et spoliations conservent leurs dossiers !
Q : La société tunisienne recèle en elle de grandes
potentialités et ce à tous les niveaux et dans tous
les domaines, ceci dit sans aucune forme de
chauvinisme, c'est une évidence sur la scène
internationale et vous en êtes un parfait exemple.
Croyez vous vraiment en cas d'élections libres, que
les extrêmes auront une chance d'accéder au pouvoir ?
R : En effet, notre pays est très riche à ce niveau,
c'est même sa plus grande richesse. C'est un des rares
pays au monde à être sur-représenté dans les
organismes d'expertise et de gestion, régionaux et
internationaux. Et la source est intarissable parce
que le pays continue, malgré tout, à investir dans le
domaine de l'enseignement et de la formation. Depuis
des années, je suis les promotions des grandes écoles
et les thésards tunisiens dans les universités
parisiennes. C'est un véritable sujet de fierté pour
moi et il devait l'être pour tous les Tunisiens. Il
est regrettable qu'aucun organisme officiel, je pense
surtout à l'Institut des études stratégiques du
premier ministère, n'ait fait ne serait-ce qu'un début
d'inventaire des compétences tunisiennes, produit de
l'école publique et de la sueur du peuple. Il est
dommage aussi que tous ce jeunes ne profitent pas tous
du développement du pays et que de plus en plus,
nombre d'entre eux s'expatrient.
Pour revenir à votre question, je crois qu'en
Tunisie, mais c'est aussi valable un peu partout dans
le monde, les extrêmes ont peu de chance d'accéder
démocratiquement au pouvoir, d'autant plus qu'ils ont
rarement l'expérience de la gestion des affaires
publiques. Or, il ne faut pas croire que le Tunisien
moyen donne facilement son cou à des gens sans
expérience, même s'ils lui sont sympathiques par
ailleurs.
Q : La Constitution tunisienne dans ses fondements,
qui n'a jamais été appliquée depuis l'indépendance, ni dans l'esprit
ni dans la lettre, pensez-vous qu'un pouvoir démocratique issu
d'élections libres aura la tâche de la réformer, pour
mettre à jour certains sujets sensibles, comme les
droits de la femme, l'arabisation, la religion etc… ?
R : La Constitution a été amendée huit fois depuis
1987. Je crois qu'après près d'un demi-siècle, il faut
aller vers une Constituante qui donnera au pays une
constitution plus conforme aux exigences nouvelles de
sa population. Si Ben Ali était bien intentionné, il
l'aurait fait à son arrivée au pouvoir en 1987.
Q : Comment expliquez-vous le manque d'engagement
incroyable des Tunisiens dans les partis de
l'opposition démocratique, le parti unique ou ceux des
partis collaborationnistes, et encore moins dans les
organisations non gouvernementales(ONG) de la société
civile, qui dans l'histoire des peuples ont toujours
été un contre-pouvoir des plus efficaces ?
R : Au RCD, il y a plus de 2,5 millions d'adhérents,
du moins officiellement. Il n'a donc aucun problème de
ce côté. Pourquoi les Tunisiens ne s'engagent pas
ailleurs, tout simplement parce qu'ils ont peur ou
qu'ils n'ont aucun intérêt à le faire ? C'est au Rcd
qu'ils trouvent la solution à leurs problèmes et ils y
vont.
Q : Quelle la stratégie globale doit se mettre en
place d'après vous, pour démocratiser efficacement la
Tunisie, et surtout avec quels partenaires ?
R : Pour démocratiser la Tunisie, il faut commencer
dès maintenant par réduire les tensions politiques et
sociales, régler les problèmes nés de la crise des
quinze dernières années, particulièrement la
libération des derniers prisonniers politiques, la
réhabilitation morale et la réintégration de tous les
anciens dans la vie économique et sociale. Rétablir un
climat de confiance entre les divers partenaires et
notamment entre les principaux d'entre eux, ouvrir les
vannes de la liberté et rétablir la justice. Mais je
développerai cette question dans un écrit à paraître
à la fin de l'année.
Avec quels partenaires ?
Il y a deux partenaires principaux en Tunisie : les
Destouriens et les Islamistes et c'est entre eux que
doit se régler le vieux contentieux des années 90 qui
est aussi le leur. Après, le champ s'ouvre aux autres
acteurs de la vie politique. Mais je crains que
certains ne veuillent pas régler ce contentieux parce
qu'ils ne peuvent exister que dans un climat de
tension. C'est pour cette raison qu'ils ont mal
accueilli la libération de certains prisonniers
politiques et font tout pour retarder la solution de
ce problème.
Q : Puisque qu'il est indispensable d'avoir un leader
pour espérer quitter l'état de stagnation actuel de
l'opposition et susciter une importante réaction en
faveur du changement, pourquoi les personnalités en
vue ne parviennent-elles pas à dépasser leurs
égoïsmes personnels pour choisir au nom de l'intérêt
général l'une d'entre elles comme leader ?
R : C'est en effet une nécessité absolue. Je suis tout
à fait d'accord pour agir dans ce sens et pour peu que
l'on se mette d'accord sur l'homme (je le ferais aussi
pour une femme si les dispositions constitutionnelles
étaient favorables à sa candidature), je me mets à sa
disposition pour le servir loyalement et faire avancer
le programme commun.
1) Un leader jeune pour une population jeune :
Notre pays est jeune mais il a été souvent gouverné
par des vieux. Il l'est toujours d'ailleurs et ceux
qui aspirent à le gouverner sont déjà bien vieux et
risquent de l'être davantage à la vacance du pouvoir.
Bourguiba avait 72 ans quand il a été élu président à
vie en 1975, après 20 ans de pouvoir. S'il n'y avait
pas eu ce coup d'Etat de 1987, il serait resté à la
tête du pays jusqu'à sa mort en avril 2000,
c'est-à-dire jusqu'à l'âge de 97 ans.
Ben Ali avait 51 ans quand il a pris le pouvoir en
1987. Il en aura 73 en 2009 et 78 en 2014… Alors
opposons-lui dès maintenant un jeune, entre 45 et 55
ans, plus représentatif de la majorité de la population
tunisienne.
2) Un leader pondéré et engagé dans le combat dans le
pays :
Quelqu'un d'étranger aux appareils des partis mais
aussi à la « prétendue élite historique » qui aurait
droit, selon Hammadi Rdissi à « une rente viagère ».
Quelqu'un de pas trop marqué idéologiquement, qui ne
souffre pas d'une enflure de l'ego, qui ne se soit pas
rendu complice de la dictature, qui ne cultive pas non
plus la victimisation et qui ne traîne pas trop de
casseroles.
Quelqu'un qui soit demeuré en Tunisie et non pas un
exilé à l'étranger et qui n'est pas connu pour être un
suppôt d'une quelconque puissance étrangère.
Ce sont là quelques critères que d'autres pourront
affiner, pour cerner le profil d'un leader de large
consensus.
Il faut aussi définir les objectifs de la prochaine
étape. Si c'est pour continuer à revendiquer plus de
liberté d'__expression et d'association, la libération
des prisonniers et l'amnistie générale, lesquelles ne
mobilisent que les quelques dizaines d'activistes,
alors il vaut mieux s'abstenir de s'engager dans cette
voie et continuer dans le bricolage actuel.
La prochaine étape doit viser la réalisation du seul
objectif politique digne de ce nom, le départ de Ben
Ali.
J'ai un nom : Mohamed ABBOU. Faisons de lui le
candidat symbolique à l'élection présidentielle de
2009.
http://www.tunisitri.net, le site web de l'Institut tunisien des
relations internationales : une adresse à ajouter dans vos favoris !
http://www.elkhadra.org/forum/viewtopic.php?t=1712