20 mar 2006

[laconscience] interview de Si Ahmed Manaï en ce 20 mars...

 

à l'occasion du 50° anniversaire de l'indépendance tunisienne, nos 
amis d'El Khadra ont posé quelques queltions à Si Ahmed ManaÏ. Voici 
questions et réponses (publiées ici avec l'aimable autorisation des 
administrateurs de El Khadra)
 
Q : Que représente cette date du vingt mars pour vous 
en tant que patriote tunisien ? 
R : Je n'évoquerai pas l'émotion collective et 
l'enivrement général qui ont saisi tout un peuple à la 
proclamation de l'indépendance, il y a cinquante ans, 
parce que cela m'attriste profondément et m'incite à 
verser de chaudes larmes, au vu des tristes réalités 
d'aujourd'hui. 
Le 20 mars 1956, il a semblé à nos parents et aux 
jeunes de ma génération que nous avions libéré notre 
pays d'une colonisation de peuplement qui nous a fait 
violence et humilié pendant trois quarts de siècle, 
qui nous a dépossédé de nos terres, de notre 
souveraineté et même de notre humanité. Pour savoir 
vraiment ce que représente l'indépendance, il faut 
avoir connu et vécu l'état qui l'a précédé, ses 
violences physiques et morales, ses affres en tout 
genre mais aussi la fierté et l'immense bonheur 
d'avoir fait un tant soit peu pour que le rêve 
devienne réalité. 
Rêve brisé pour beaucoup et transformé en cauchemar 
pour certains, puisque cinquante après, la dépouille 
d'un exilé tunisien, décédé à l'étranger, a dû 
attendre trois semaines dans une morgue parisienne 
avant d'être admise à être enterrée dans son 
pays; qu'un autre Tunisien, qui ne revendique pour 
lui, dans sa patrie, que l'emplacement où il sera 
enterré, soit contraint de négocier sa capitulation, 
pour pouvoir rentrer chez lui, revoir les vivants et 
faire une prière sur les morts et que tous les ans, 
par milliers, les Tunisiens fuient le pays, souvent au 
prix de leur vie, pour respirer et essayer de vivre ! 
 
Les dates commémoratives, qui sont honorables et 
naturelles pour chaque peuple qui se respecte, ne 
croyez-vous pas qu'elles servent aujourd'hui plus que 
jamais à la propagande de la dictature pour endormir 
la société, comme pour le « leurre » de l'affaire des 
caricatures du prophète Muhammad SAW ? 
R : Certes la dictature se sert de ces dates et les 
commémore avec éclat pour se refaire une virginité et 
pour mobiliser autour de leurs thèmes. Mais le régime 
actuel ne peut tromper personne, puisqu'il est 
complètement étranger à la lutte de libération et à 
l'indépendance. Il n'y a aucun responsable du RCD, y 
compris Hamed Karoui, le plus vieux d'entre eux, dont 
le nom soit mêlé de près ou de loin à cette époque. Et 
c'est une imposture qu'il se revendique de la lutte 
pour l'indépendance, d'autant qu'il a effacé le 
souvenir de toutes le figures historiques. C'est tout 
simplement un héritier illégitime. 
Mais ce n'est pas parce que le thème est exploité par 
la dictature que les patriotes doivent s'en détourner. 
Ils ont eux aussi, le droit et le devoir de commémorer 
ces dates, à leur façon, parce que nous sommes à un 
moment crucial de notre histoire. Nous sommes en train 
de perdre lentement mais sûrement notre souveraineté 
nationale et de renouer avec la décennie qui a précédé 
le protectorat. Nous sommes aussi à un moment crucial 
de l'histoire du monde, parce que le colonialisme est 
de retour. Quand les anglo-américains se lancent dans 
la conquête du monde et qu'une ancienne puissance 
coloniale, la France, tente de réhabiliter son œuvre 
coloniale, il y a péril dans la demeure. Quand on voit 
ce qui se passe plus largement dans l'aire arabo- 
musulmane, le ventre mou du monde, les tentatives de 
déstabilisation des régimes, certes pourris, de 
démantèlement des pays et d'émiettement des sociétés, 
au nom de la démocratie, de la liberté et de la 
libéralisation économique, il faut se poser des 
questions. 
Pour moi et d'autres, le combat pour la démocratie et 
la liberté ne doit pas être mené séparément de celui 
de la consolidation de l'indépendance et de 
l'affirmation de la souveraineté nationale. 
La Tunisie n'est pas « l'échantillon archétypique de 
l'État importé » comme l'écrivait un jeune chercheur 
de l'opposition il y a un an, mais c'est un Etat, né 
il y a au moins trois siècles, avec la dynastie 
husseinite, dont le développement et l'accomplissement 
ont été perturbés. 
 
Q : La conquête de l'opinion, de la rue pour la 
désobéissance civile, les grèves, les manifestations, 
le refus d'accepter les diktats de la dictature, sa 
marginalisation à tous les niveaux etc..., pensez-vous 
que cette façon de procéder qui est quand même 
l'__expression d'un haut degré civilisateur, d'un grand 
courage, d'un sens du sacrifice transcendantal aux 
antipodes de l'attentisme actuel qui semble donner une 
image résignée de la Tunisie, et aussi désigner les 
limites de ce qu'un peuple civilisé peut supporter, 
pense que cette façon de lutter est dans la culture 
des Tunisiens ? 
R : Je vais vous faire une confidence. Au début de 
l'été 1998, un universitaire allemand qui avait 
enseigné longtemps en Tunisie et qui devait y 
retourner en touriste, avait demandé à me rencontrer 
et j'ai répondu à son invitation. Nous avions discuté 
pendant des heures de la situation en Tunisie et au 
Maghreb puis on s'est quittés avec la promesse de nous 
revoir dès son retour de Tunisie. Ce qui fut fait deux 
mois après. Au cours de cette deuxième rencontre, il 
m'avait fait une analyse très correcte de la 
situation, tenant en deux points. Le premier est que 
s'il y avait un jour une manifestation à Tunis de 
mille ou de deux milles personnes, les forces de 
police n'hésiteraient pas à tirer sur les manifestants 
et faire de nombreux morts et blessés, mais que si le 
lendemain, les manifestants revenaient à la charge, 
ce serait la chute assurée du régime. Le deuxième 
point est qu'il n'y avait aucun parti ou organisation 
politique ou syndicale capable de faire descendre une 
centaine de personnes dans la rue. 
Nous l'avons tous constaté au cours de ces dernières 
années, alors que les Tunisiens avaient de multiples 
occasions de manifester leur ras-le-bol et de s'en 
prendre au pouvoir. 
Je crois qu'il faut être plein d'espoir et de 
patience. L'alchimie de la réflexion, de 
l'approfondissement dans la douleur commence déjà à 
opérer dans le peuple. De l'épreuve de la répression, 
de ses morts, de ses humiliés, et surtout de cette 
grande paupérisation résultant d'une libéralisation 
débridée et des limites du consumérisme, sortira un 
jour, un peuple plus fort. On a tout misé et attendu 
jusqu'ici des ONG et des partis, alors qu'il fallait 
être à l'écoute des gens dans leur cadre de vie, au 
quotidien : le village, le quartier, l'usine, pour se 
rendre compte que ça bouge. Que chacun essaie de faire 
l'inventaire des petites actions de résistance ou de 
contestation dans son propre village ou quartier, au 
cours d'une période donnée et l'on se rendra compte 
que les Tunisiens ne sont pas résignés mais que leurs 
priorités et leur agenda ne coïncident pas avec ceux 
de leurs politiques ! Un ami m'a envoyé un document 
d'une valeur inestimable : Yaoumilletou Karia : 
Chronique d'un village qui s'étend sur 10 ans !!! Nul 
doute que c'est là que se préparent les 
transformations d'une société. 
Ce ton apparemment résigné, ne doit pas décourager et 
encore moins empêcher les activistes politiques et 
associatifs de continuer leur œuvre. Mais ce ne sont 
pas eux, leurs appels et leurs mots d'ordre lancés de 
l'étranger, qui feront descendre les gens dans la rue. 
 
Le Muezzin appelle à la prière cinq fois par jour, 
mais seuls les croyants convaincus y répondent et 
encore, il y a quelques années, des jeunes croyants 
s'interdisaient de prier à la mosquée de peur d'être 
fichés ou poursuivis. 
 
Q : Beaucoup de Tunisiens, surtout parmi les jeunes, 
pratiquent une résistance et une révolte 
individualiste et totalement désorganisée, qui par le 
refus de participer aux rares actions de l'opposition, 
qui par la fuite à l'étranger coûte que coûte, même au 
prix de sa vie ou par l'aliénation, qui par une sorte 
de nihilisme criminel à s'intégrer dans les logiques de 
la dictature, qui par l'oisiveté et le renoncement, 
qui par la débrouille et les prébendes etc… Que 
conseillez-vous à ces Tunisiens qui sont en fait la 
majorité des victimes du système ? 
 
R : Accrochez-vous au pays, à tout prix. « Il n'y a 
pas plus douloureux que la perte d'une patrie ». 
 
Q : Vous avez déclaré que les opposants démocratiques 
doivent dialoguer avec l'islam politique qui est une 
réalité en Tunisie, le fait que les caciques d'ENNAHDA 
s'affichent avec les leaders du bloc démocratique 
est-il une preuve irréfutable de leur nouvel état 
d'esprit? 
 
R : Chacun est libre de choisir le drapeau sous lequel 
il mène son combat. Mais il ne suffit pas de 
s'autoproclamer démocrate pour être crû sur parole. 
Les gens qui se réclament de ce bloc ont chacun un 
itinéraire intellectuel et politique. Ils ont été 
marxistes- léninistes- trotskistes maoïstes, 
bâathistes, progressistes de gauche, c'est-à-dire les 
tenants d'idéologies totalitaires qui ont à leur 
compte de nombreux génocides à travers l'histoire, 
dans une multitude de pays. 
Je n'ai pas souvenir que l'un d'entre eux ait pris la 
peine d'expliquer à ses compatriotes, comment et quand 
il a fait sa mutation et s'est transformé en 
démocrate. A l'exception d'un seul, feu Ahmed Ben 
Othman, un ancien de « Perspectives tunisiennes », qui a eu 
l'honnêteté de reconnaître, quelques années avant sa 
mort, « qu'il avait milité pour l'établissement d'un 
régime plus totalitaire que celui qu'il combattait ». 
Le dialogue auquel j'avais appelé et qui aurait dû 
précéder les rapprochements ou les alliances 
politiques, tactiques ou stratégiques, est plutôt 
d'ordre intellectuel et théorique, tel que par exemple 
la place de l'islam dans la cité et son rapport à 
l'Etat, source de graves malentendus. Ceci dit, leur 
rencontre sur des actions ponctuelles peut leur 
permettre de se connaître un peu plus, de créer un 
climat de confiance entre eux et de mettre fin à leur 
guerre idéologique. Mais à lire les écrits des uns et 
des autres, j'ai l'impression que celle-ci continuera 
comme si de rien n'était. 
Un autre dialogue aurait été plus prometteur, c'est 
celui qui aurait dû se faire entre activistes du même 
bord, de la même famille idéologique. Cela aurait pu 
aboutir à la formation de blocs politiques homogènes, 
plus forts, capables de résister à l'usure du temps et 
aux facteurs de dissension. 
 
Q : Croyez vous que des hommes comme Messieurs 
Ghannouchi ou Hamma Hammami, puissent renoncer aux 
énoncés fondamentaux de leur idéologies, et 
définitivement, ou ne s'agit-il pas, comme le disent 
beaucoup parmi ceux qui vous reprochent votre esprit 
de synthèse, votre pragmatisme et votre intégrité, que 
ce n'est que de la naïveté, une illusion et une 
certaine forme de Taqqiya, de stratégie et de réflexes 
tactiques qui guident ces derniers ? 
 
R : Avant de répondre à cette question, je suis allé 
sur le site Albadil et j'ai lu, en résumé, que le PCOT 
« est toujours attaché à la lutte des classes qui doit 
aboutir à la dictature du prolétariat et agit toujours 
pour le démantèlement de l'Etat néocolonial bourgeois 
», ce à quoi ont renoncé depuis deux décennies de 
nombreux partis communistes, et « lutte contre 
beaucoup de choses et notamment l'islamisme ». Cela a 
le mérite de la clarté. 
Ce qui n'est pas toujours le cas d'Ennahdha qui n'a 
pas réussi, au cours de ses 25 ans d'existence 
officielle, à élaborer un discours politique clair, 
continuant à balancer entre « le tout-religieux et le 
tout-politique ». 
A mon humble avis, aucun des deux ne renoncera aux « 
fondamentaux de son idéologie », parce que l'un et 
l'autre sont avant tout des idéologues et leur 
rencontre ne peut durer que le temps d'une campagne ! 
 
Q : Sincèrement, croyez vous que Gannouchi et son 
dernier cercle de prétoriens sont encore 
représentatifs de l'islam politique tunisien ? 
R : Je me contente de vous reproduire un extrait de la 
réponse que j'avais donnée en novembre 1992 à Jean 
Dabaghy du magazine Arabies : « Le mouvement de Rached 
Ghannouchi n'a plus le choix : soit il se transforme 
en groupuscule sans aucune emprise sur la réalité 
politique du pays, soit il disparaît pour devenir un 
mythe. En effet, Ennahdha connaît une hémorragie grave 
dans ses rangs. A l'intérieur du pays, outre 
l'emprisonnement de ses cadres les plus actifs et les 
plus influents, beaucoup de militants et de cadres 
intermédiaires ont préféré la rupture, alors qu'à 
l'extérieur, en particulier en France, les cadres ont 
soit démissionné, soit gelé leurs activités, tandis 
que d'autres ont, malgré eux, maintenu un semblant de 
présence pour pouvoir survivre économiquement. Le 
malaise est général car une grande partie des 
militants demande des comptes et un examen approfondi 
des raisons de l'échec de la stratégie du mouvement. 
Ils réclament surtout un débat politique et 
idéologique, ce qui n'a jamais été le fort d'Ennahdha 
»…« Les profondes divergences qui secouent 
actuellement le mouvement s'articulent autour de la 
nécessité ou non d'une analyse critique de la période 
précédente. Ainsi, les détracteurs de Rached 
Ghannouchi posent-ils clairement la question de la 
responsabilité du déclenchement des hostilités à 
l'égard du pouvoir. L'accusé principal est la 
direction clandestine, laquelle avait pris la 
décision, au lendemain des législatives de 1989, de 
renverser le régime par la force, avec pour unique 
justification que le pouvoir avait fermé la porte au 
dialogue…. ……….». Arabies : page 25, novembre 1992, 
Paris. 
Ceci dit, on peut tout imaginer. Le jour où Cheikh 
Abdel Aziz Thaalbi, quittait la Tunisie pour l'exil, 
en novembre 1923, douze personnes, douze exactement, 
l'accompagnèrent au port de Tunis. A son retour, 
quinze ans après, en juillet 1937, il était acclamé et 
fêté par une foule évaluée à 30 000 personnes, du port 
à Bab Souika (Le Petit Matin du 9 juillet 1937, p.2, 
in Mohamed TURKI : Abdel Aziz Laroui, témoin de son 
temps, Tunis 1988). 
Pourquoi cette réponse centrée sur Ennahdha et Rached 
Ghannouchi ? Parce que le mouvement islamique a été 
réduit à la composante Ennahdha, certes la plus 
importante, il y a une quinzaine d'années et, cette 
dernière, à son chef, alors qu'en réalité, la mouvance 
islamique est historiquement antérieure au MTI/ 
Ennahdha, beaucoup plus vaste, plus diversifiée par 
ses idées et plus riche par ses hommes. 
En fait, le MTI puis Ennahdha après, ont tout fait 
depuis 25 ans, pour combattre toute forme de diversité 
dans la mouvance islamique. Je me souviens de la 
campagne de dénigrement menée dans les années 80, 
contre l'équipe 15/21 et leurs anciens frères Hamida 
Ennifer et Salah Eddine Jourchi…Cela continue et va 
jusqu'à la négation de réalités toutes simples. Ainsi, 
17 ans après les élections législatives de 1989, 
auxquelles des listes indépendantes, soutenues par 
Ennahdha, avaient participé et obtenu près de 20% des 
voix, Rached Ghannouchi écrit récemment sur 
aljazeera.net, que « Ennahdha avait obtenu au cours 
des ces élections 80% des voix ». Rien que ça, avec 
des candidats subalternes et sans ses chefs 
historiques, lui-même, Cheikh Abdel Fettah Mourou, 
Hammadi Jebali et j'en passe. Mais alors comment, avec 
80% des voix, ce qui représentait 3 millions de 
Tunisiens, le Cheikh n'avait pas fait soulever les 
foules et abattu légitimement le pouvoir, se 
contentant d'un communiqué de protestation contre le 
truquage et choisissant de partir en exil !!! 
 
Q : Nous savons tous, que dans tous les courants 
politiques de l'opposition tunisienne, d'ENNAHDA et la 
masse de ses militants dissidents jusqu'au PCOT en 
passant par le CPR, le PDP et même le RCD, la majorité 
de ceux qui sont engagés ou sympathisants de ces 
mouvements revendiquent une vérité commune : 
l'identité arabo- musulmane. 
Pensez vous que cette revendication doit être 
une condition sine qua non à tout projet politique en 
Tunisie ? 
 
R : L'identité arabo- musulmane est une donnée de base 
de la société tunisienne depuis des siècles. Elle est le 
fondement de notre culture et aucun Tunisien, même 
s'il se sent d'origine amazigh ou turque ne la 
conteste ou ne la met en doute. La colonisation a 
essayé de le faire, mais elle n'y est pas parvenue. 
Franchement, je ne vois pas comment elle devrait être 
à la base d'un projet politique à moins de vouloir la 
figer et d'en faire une icône. L'identité est d'autre 
part quelque chose qui évolue dans le temps, enrichit 
et s'enrichit de l'apport des autres. Mais le problème 
est qu'il y a des gens qui croient avoir pour mission 
de défendre « la pureté identitaire », ce qui conduit 
souvent à des projets politiques totalitaires. Que 
ferons-nous demain de l'apport culturel des émigrés 
tunisiens des deuxième et troisième génération, 
Français, Suisses, Allemands et autres, qui continuent 
à se réclamer de l'arabité alors que la plupart du 
temps, ils ne parlent pas l'arabe ? 
 
Q : Ne croyez vous pas que pour cette réalité 
culturelle, sociale et politique , il est urgent de 
pousser les forces de la réforme au-delà des 
disciplines des partis, surtout en cette période 
d'affrontement avec la dictature et de définir les 
stratégies communes ?
 
R : La culture est pratiquement absente des 
préoccupations des partis et je ne crois pas qu'il 
soit possible de négocier une stratégie culturelle commune 
entre des partis qui n'arrivent pas à se mettre 
d'accord sur un programme politique minimum. A ce 
niveau, les initiatives personnelles, telles que le 
Club Al Jahiz, La Fondation Temimi, le Collège 
international de Tunis et d'autres me semblent plus 
faciles à réaliser et elles sont plus prometteuses. Il 
est néanmoins curieux que de telles initiatives 
n'aient pas vu le jour dans les pays d'émigration où 
la liberté est totale. 
 
Q : La grève du 18 octobre 2005 avait donné beaucoup 
d'espoir, elle a fait la preuve qu'un véritable bloc 
démocratique peut s'imposer sur la scène politique 
tunisienne, et surtout mobiliser beaucoup d'énergies 
supposées antagonistes, ne croyez vous pas que face à 
la dictature, nous n'avons que le choix de la voie de 
la cohérence et du rassemblement des forces pour 
espérer mobiliser la masse tunisienne 
A votre avis, parce qu'il faut parler d'échec dans 
la durée, et tout l'après de cette grève l'espoir 
assassiné de sa pérennité post SMSI, sa gestion 
etc... , à quoi est dû cet échec qui est plus nocif 
qu'il ne paraît encore ? 
 
R : Je n'ai jamais soutenu une grève de la faim parce 
qu'il me semble que c'est une forme de lutte qui n'est 
pas très adaptée à notre culture. Faire la grève de la 
faim, c'est se faire violence pour toucher la 
conscience de l'adversaire et l'amener à prendre en 
compte les revendications du gréviste. En alertant 
l'opinion publique, nationale et internationale, le 
gréviste s'assure un soutien à ses revendications qui 
peut conduire à faire plus de pression sur 
l'adversaire, en l'occurrence le pouvoir et Ben Ali en 
personne. Or ce que beaucoup de gens ignorent ou 
feignent d'ignorer, c'est que Ben Ali n'a jamais cédé 
sous la pression et encore moins celle des grévistes 
de la faim. Il y a eu des centaines de grèves dans les 
prisons, au cours des quinze dernières années, 
certaines suivies par des centaines de prisonniers 
durant des semaines. Aucune n'avait abouti à faire 
avancer une revendication maximaliste, telle que la 
libération de l'intéressé. Par contre les grèves 
menées pour l'amélioration des conditions carcérales 
ont souvent abouti à quelque chose. 
Je ne connais pas les détails de l'organisation de la 
grève du 18 octobre, mais il me semble qu'il y a eu 
trois erreurs d'appréciation. La première est d'avoir 
omis de préciser une position claire par rapport à la 
tenue du SMSI à Tunis : oui au Smsi parce que c'est un 
acquis pour le pays, mais pas dans ces conditions. Le 
régime a beaucoup joué sur cette ambiguïté et a 
réussi. 
La deuxième est d'avoir déclaré la grève ouverte, 
c'est-à-dire illimitée et la troisième enfin est 
d'avoir réclamé le Smig démocratique, et c'est ainsi 
qu'ils n'ont pas eu même le Smag. 
La fin de la grève a été plutôt décevante puisque les 
grévistes qui pouvaient sortir du pays étaient venus 
en Europe. Je crois que s'ils avaient entrepris une 
tournée en Tunisie, même dans les conditions 
difficiles que nous connaissons tous, ils auraient eu 
plus de succès auprès de la population. Maintenant 
beaucoup continuent à vivre sur ce rêve. 
Ceci dit, je respecte le choix des grévistes et je 
salue leur courage. Ils ont fait rêver certains 
pendant des semaines, au point de croire qu'il 
s'agissait d'une réédition de la révolution de 17 
octobre ! 
 
Q- Franchement croyez vous à la possible existence 
d'un islam politique à la tunisienne, un islam 
politique démocratique, institutionnel, légaliste ? 
 
R : Oui sûrement, parce que l'islam continuera pendant 
longtemps à constituer une source importante 
d'inspiration des projets politiques et sociaux. Mais 
un tel projet est à reconstruire entièrement. Il faut 
en élaborer les fondements théoriques, avec une 
nouvelle vision du rapport de la religion à l'Etat et 
à l'exercice de la politique, avec des jeunes et moins 
jeunes qui auraient tiré les leçons des échecs passés, 
en Tunisie et ailleurs, qui ne se présentent pas tour 
à tour comme Mufti, définissant le licite et 
l'illicite et comme 
homme politique. Le seul modèle pouvant servir aux 
Tunisiens dans ce domaine est celui de la Turquie 
d'aujourd'hui, avec laquelle nous partageons une 
longue histoire et dont les fondements de l'Etat 
moderne ne nous sont pas étrangers. 
 
Q : Pensez vous que la société tunisienne, en ce 
début de ce millénaire, par rapport au bien- être matériel, la 
course à l'avoir au dépens de l'être, l'état sinistré 
de pratiquement toutes les sociétés africaines qui 
sont quand même notre environnement immédiat, celui 
des pays arabes et musulmans, puisse se soucier des 
droits civiques et des libertés ? 
 
R : La société tunisienne est profondément atteinte 
par le virus du consumérisme. Souvenez-vous : le 
premier jour d'ouverture du Carrefour dans la banlieue 
de Tunis, une foule évaluée à 50.000 personnes l'avait 
pris d'assaut. Les exemples sont multiples et divers. 
Mais le phénomène va s'estomper parce que nous n'avons 
pas les moyens de l'alimenter. Il y aura des pauses, 
des questionnements et des ruptures. Espérons 
simplement que cela ne conduise pas à des choix 
extrêmes. Mais je crois que toute société perturbée, 
comme c'est le cas de la nôtre, parvient au bout d'une 
génération, à rétablir une échelle de valeurs dans 
laquelle les gens trouvent leur équilibre et la paix 
des cœurs. Notre situation n'est pas très différente 
de notre environnement géographique et culturel, même 
si les Tunisiens ont pris l'habitude de se considérer 
comme meilleurs sinon supérieurs aux autres. 
Le fléau de la balance retrouvera toujours sa position 
de milieu et les gens finiront, pas tous, d'être 
sensibles à l'appel de la liberté et de revendiquer 
leurs droits civiques. 
 
Q : quelle est votre position en ce qui concerne la 
réconciliation nationale ? 
 
R : Je pense que ce qui s'est passé en Tunisie, qui 
est abominable, n'est pas de nature à empêcher une 
réconciliation nationale. Celle-ci ne peut se faire 
aux conditions des victimes à moins que leurs 
représentants ne prennent le pouvoir. 
J'ai regardé récemment une émission sur Aljazeera 
consacrée à la loi d'amnistie générale en Algérie. Ce 
que j'ai entendu était tout simplement surréaliste 
avec des comparaisons de l'Algérie avec le Maroc et 
l'Afrique du Sud. Personne n'a pris la peine de 
mentionner que dans ce dernier pays, les victimes 
noires de l'apartheid avaient pris le pouvoir mais 
qu'au Maroc comme en Algérie, ce sont toujours les 
mêmes décideurs qui gouvernent. Ils voulaient tout 
simplement se faire une nouvelle virginité. C'est pour 
cette raison que les criminels ont accepté d'amnistier 
d'autres criminels, de réparer certaines injustices 
et de garantir leur propre impunité. 
Une réconciliation n'est pas une trêve ou un 
armistice entre deux camps, fatigués de se guerroyer, 
mais plutôt l'aboutissement d'un cheminement 
intellectuel et politique des protagonistes, concluant 
à la nécessité de faire la paix. Une paix totale et 
durable, dans la société et dans les esprits. Une 
réconciliation se prépare et doit être précédée par un 
effort de vérité à faire sur les événements de ces 
quinze dernières années et sur les responsabilités des 
uns et des autres. 
 
Q : La justice devra-t-elle s'exprimer et se 
prononcer, à la libération de la Tunisie, sur la période 
post-coloniale, la période de plomb ? 
 
R : La période post-coloniale n'est plus du ressort de 
la justice. La plupart des victimes et des « criminels » 
n'est plus de ce monde et les crimes de torture et de 
disparition, ne sont devenus imprescriptibles que tout 
récemment. Cette période est le champ d'investigation 
de l'historien et c'est à lui de faire son travail de 
vérité qui représente une certaine forme de deuil pour 
les victimes ou leurs ayants droit. 
 
Q : Sur les tués, les torturés, et ceux qui ont passé 
la moitié de leurs existences dans les mouroirs et 
sous le joug de l'arbitraire ? 
 
R : Le crime de torture est imprescriptible et ses 
victimes pourront toujours demander justice et 
réparation. Mais si on veut vraiment une 
réconciliation nationale, il faut éviter de s'engager 
dans des séries de procès sans fin. Après tout, les 
pays de l'Est européen, qui ont connu le stalinisme et 
ses horreurs, n'ont pas eu besoin de procès. Ni 
l'Espagne, ni le Portugal n'ont eu besoin de passer 
par là. Il suffit de quelques procès symboliques, 
comme en Argentine, de quelques réparations 
matérielles pour les plus démunis et d'excuses 
officielles de l'Etat aux victimes, le jour où il y 
aura à sa tête un président élu démocratiquement. 
 
Q : Il y eu énormément d'expropriations illégales en 
Tunisie et dans tous les domaines. Des 
familles ruinées, et d'autres qui se sont enrichies du 
jour au lendemain. Y aura-t-il une commission chargée 
de rendre justice à tous ces Tunisiens spoliés de 
leurs biens ? 
 
R - C'est tout à fait vrai et j'en connais quelque 
chose. Je pense que le moment venu, une commission 
spéciale, dotée de pouvoirs spéciaux, doit se pencher 
sur tous ces problèmes d'expropriations illégales, de 
spoliations, parfois de la part de voisins et de 
proches. 
Mais cela ne peut se faire que sur dossier. Je suis 
étonné que les opposants, qui sont souvent des hommes 
de droit, rechignent à travailler sur dossier. Il n'y 
a pratiquement rien sur la corruption en dehors des 
quelques généralités diffusées de temps à autre sur 
Internet. J'espère que les victimes des expropriations 
et spoliations conservent leurs dossiers ! 
 
Q : La société tunisienne recèle en elle de grandes 
potentialités et ce à tous les niveaux et dans tous 
les domaines, ceci dit sans aucune forme de 
chauvinisme, c'est une évidence sur la scène 
internationale et vous en êtes un parfait exemple. 
Croyez vous vraiment en cas d'élections libres, que 
les extrêmes auront une chance d'accéder au pouvoir ? 
 
R : En effet, notre pays est très riche à ce niveau, 
c'est même sa plus grande richesse. C'est un des rares 
pays au monde à être sur-représenté dans les 
organismes d'expertise et de gestion, régionaux et 
internationaux. Et la source est intarissable parce 
que le pays continue, malgré tout, à investir dans le 
domaine de l'enseignement et de la formation. Depuis 
des années, je suis les promotions des grandes écoles 
et les thésards tunisiens dans les universités 
parisiennes. C'est un véritable sujet de fierté pour 
moi et il devait l'être pour tous les Tunisiens. Il 
est regrettable qu'aucun organisme officiel, je pense 
surtout à l'Institut des études stratégiques du 
premier ministère, n'ait fait ne serait-ce qu'un début 
d'inventaire des compétences tunisiennes, produit de 
l'école publique et de la sueur du peuple. Il est 
dommage aussi que tous ce jeunes ne profitent pas tous 
du développement du pays et que de plus en plus, 
nombre d'entre eux s'expatrient. 
Pour revenir à votre question, je crois qu'en 
Tunisie, mais c'est aussi valable un peu partout dans 
le monde, les extrêmes ont peu de chance d'accéder 
démocratiquement au pouvoir, d'autant plus qu'ils ont 
rarement l'expérience de la gestion des affaires 
publiques. Or, il ne faut pas croire que le Tunisien 
moyen donne facilement son cou à des gens sans 
expérience, même s'ils lui sont sympathiques par 
ailleurs. 
 
Q : La Constitution tunisienne dans ses fondements, 
qui n'a jamais été appliquée depuis l'indépendance, ni dans l'esprit 
ni dans la lettre, pensez-vous qu'un pouvoir démocratique issu 
d'élections libres aura la tâche de la réformer, pour 
mettre à jour certains sujets sensibles, comme les 
droits de la femme, l'arabisation, la religion etc… ? 
 
R : La Constitution a été amendée huit fois depuis 
1987. Je crois qu'après près d'un demi-siècle, il faut 
aller vers une Constituante qui donnera au pays une 
constitution plus conforme aux exigences nouvelles de 
sa population. Si Ben Ali était bien intentionné, il 
l'aurait fait à son arrivée au pouvoir en 1987. 
 
Q : Comment expliquez-vous le manque d'engagement 
incroyable des Tunisiens dans les partis de 
l'opposition démocratique, le parti unique ou ceux des 
partis collaborationnistes, et encore moins dans les 
organisations non gouvernementales(ONG) de la société 
civile, qui dans l'histoire des peuples ont toujours 
été un contre-pouvoir des plus efficaces ? 
 
R : Au RCD, il y a plus de 2,5 millions d'adhérents, 
du moins officiellement. Il n'a donc aucun problème de 
ce côté. Pourquoi les Tunisiens ne s'engagent pas 
ailleurs, tout simplement parce qu'ils ont peur ou 
qu'ils n'ont aucun intérêt à le faire ? C'est au Rcd 
qu'ils trouvent la solution à leurs problèmes et ils y 
vont. 
 
 
Q : Quelle la stratégie globale doit se mettre en 
place d'après vous, pour démocratiser efficacement la 
Tunisie, et surtout avec quels partenaires ? 
 
R : Pour démocratiser la Tunisie, il faut commencer 
dès maintenant par réduire les tensions politiques et 
sociales, régler les problèmes nés de la crise des 
quinze dernières années, particulièrement la 
libération des derniers prisonniers politiques, la 
réhabilitation morale et la réintégration de tous les 
anciens dans la vie économique et sociale. Rétablir un 
climat de confiance entre les divers partenaires et 
notamment entre les principaux d'entre eux, ouvrir les 
vannes de la liberté et rétablir la justice. Mais je 
développerai cette question dans un écrit à paraître 
à la fin de l'année. 
Avec quels partenaires ? 
Il y a deux partenaires principaux en Tunisie : les 
Destouriens et les Islamistes et c'est entre eux que 
doit se régler le vieux contentieux des années 90 qui 
est aussi le leur. Après, le champ s'ouvre aux autres 
acteurs de la vie politique. Mais je crains que 
certains ne veuillent pas régler ce contentieux parce 
qu'ils ne peuvent exister que dans un climat de 
tension. C'est pour cette raison qu'ils ont mal 
accueilli la libération de certains prisonniers 
politiques et font tout pour retarder la solution de 
ce problème. 
 
Q : Puisque qu'il est indispensable d'avoir un leader 
pour espérer quitter l'état de stagnation actuel de 
l'opposition et susciter une importante réaction en 
faveur du changement, pourquoi les personnalités en 
vue ne parviennent-elles pas à dépasser leurs 
égoïsmes personnels pour choisir au nom de l'intérêt 
général l'une d'entre elles comme leader ? 
 
R : C'est en effet une nécessité absolue. Je suis tout 
à fait d'accord pour agir dans ce sens et pour peu que 
l'on se mette d'accord sur l'homme (je le ferais aussi 
pour une femme si les dispositions constitutionnelles 
étaient favorables à sa candidature), je me mets à sa 
disposition pour le servir loyalement et faire avancer 
le programme commun. 
 
1) Un leader jeune pour une population jeune : 
 
Notre pays est jeune mais il a été souvent gouverné 
par des vieux. Il l'est toujours d'ailleurs et ceux 
qui aspirent à le gouverner sont déjà bien vieux et 
risquent de l'être davantage à la vacance du pouvoir. 
Bourguiba avait 72 ans quand il a été élu président à 
vie en 1975, après 20 ans de pouvoir. S'il n'y avait 
pas eu ce coup d'Etat de 1987, il serait resté à la 
tête du pays jusqu'à sa mort en avril 2000, 
c'est-à-dire jusqu'à l'âge de 97 ans. 
Ben Ali avait 51 ans quand il a pris le pouvoir en 
1987. Il en aura 73 en 2009 et 78 en 2014… Alors 
opposons-lui dès maintenant un jeune, entre 45 et 55 
ans, plus représentatif de la majorité de la population 
tunisienne. 
2) Un leader pondéré et engagé dans le combat dans le 
pays : 
Quelqu'un d'étranger aux appareils des partis mais 
aussi à la « prétendue élite historique » qui aurait 
droit, selon Hammadi Rdissi à « une rente viagère ». 
Quelqu'un de pas trop marqué idéologiquement, qui ne 
souffre pas d'une enflure de l'ego, qui ne se soit pas 
rendu complice de la dictature, qui ne cultive pas non 
plus la victimisation et qui ne traîne pas trop de 
casseroles. 
Quelqu'un qui soit demeuré en Tunisie et non pas un 
exilé à l'étranger et qui n'est pas connu pour être un 
suppôt d'une quelconque puissance étrangère. 
Ce sont là quelques critères que d'autres pourront 
affiner, pour cerner le profil d'un leader de large 
consensus. 
Il faut aussi définir les objectifs de la prochaine 
étape. Si c'est pour continuer à revendiquer plus de 
liberté d'__expression et d'association, la libération 
des prisonniers et l'amnistie générale, lesquelles ne 
mobilisent que les quelques dizaines d'activistes, 
alors il vaut mieux s'abstenir de s'engager dans cette 
voie et continuer dans le bricolage actuel. 
La prochaine étape doit viser la réalisation du seul 
objectif politique digne de ce nom, le départ de Ben 
Ali. 
J'ai un nom : Mohamed ABBOU. Faisons de lui le 
candidat symbolique à l'élection présidentielle de 
2009.
 
http://www.tunisitri.net, le site web de l'Institut tunisien des 
relations internationales : une adresse à ajouter dans vos favoris ! 
 
http://www.elkhadra.org/forum/viewtopic.php?t=1712